a
Contact
Locations

New York
London
Berlin

Follow us

LA RECONNAISSANCE DU HARCELEMENT MORAL INSTITUTIONNEL : UNE ETAPE DECISIVE ?

Observations sur l’arrêt de la Chambre Criminelle de la Cour de cassation du 21 janvier 2025

La chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté, dans son arrêt du 21 janvier 2025,  n°22-87.145, les pourvois de l’ancien PDG et le Directeur des Opérations ayant été condamnés à 1 an de prison avec sursis et 15.000 € d’amende en raison de faits de harcèlement moral institutionnel.

Retour sur cette notion de harcèlement moral institutionnel et les impacts de cette décision.

Le harcèlement moral institutionnel : de nouveaux agissements sanctionnables

L’article 222-33-2 du Code pénal définit le harcèlement moral comme

« le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel »

La question soulevée par les faits de harcèlement reprochés dans ce dossier était de savoir si la mise en œuvre d’une politique d’entreprise ayant pour objet de dégrader les conditions de travail pouvait entrer dans cette définition.

Plus spécifiquement, la question posée à la Cour était ainsi de savoir si des dirigeants d’une société pouvaient être condamnés sur le fondement de la loi réprimant le « harcèlement moral au travail » pour avoir, en connaissance de cause, défini et mis en œuvre une politique générale d’entreprise de nature à entraîner une dégradation des conditions de travail (Communiqué de Cour de cassation)

Trois points résultent de cette question :
1. Le harcèlement moral doit-il concerner un salarié nommément désigné ou peut-il viser un collectif ?

L’article 222-33-2 du Code pénal vise comme destinataire des agissements de harcèlement moral « autrui »

Une première lecture, point soulevé par les prévenus, serait donc qu’ « autrui » vise nécessairement « une ou plusieurs personnes déterminées ».

La Cour de cassation ne retient toutefois pas cette position en jugeant que « le terme « autrui » peut désigner, en l’absence de toute autre précision, un collectif de salariés non individuellement identifiés ».

Cette interprétation de la Cour de cassation se fonde sur les travaux préparatoires de la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 dite loi de modernisation sociale qui a défini le harcèlement moral, lesquels témoignent de la prise en compte de l’avis de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme du 29 juin 2000.

Or, dans cet avis, la Commission vise 3 types de harcèlement moral dans les relations de travail :

  • Un harcèlement institutionnel qui participe d’une stratégie de gestion de l’ensemble du personnel,
  • Un harcèlement professionnel organisé à l’encontre d’un ou plusieurs salariés, précisément désignés, destiné à contourner les procédures légales de licenciement,
  • Un harcèlement individuel, pratiqué dans un but purement gratuit de destruction d’autrui et de valorisation de son propre pouvoir.

La Cour de cassation se fonde également sur l’avis du Conseil Economique et Social du 11 avril 2001.

Ce Conseil indique tout d’abord que le harcèlement est une « problématique essentiellement individuelle ou d’un petit groupe ».

Surtout, il précise qu’ « il peut s’agir aussi d’un harcèlement collectif, professionnel ou institutionnel, qui s’inscrit alors dans une véritable stratégie du management pour imposer de nouvelles règles de fonctionnement, de nouvelles missions ou de nouvelles rentabilités. On comprend que le harcèlement moral pourra alors se développer au moment de restructurations, de fusions-absorptions des entreprises privées ou de changement d’orientation managériale. »

Enfin, il indique que le harcèlement moral doit donc être appréhendé comme pouvant viser une ou plusieurs victimes :

« Une ou plusieurs victimes : si le harcèlement moral au travail atteint, le plus souvent, une seule personne qui devient la cible des agissements d’un seul ou de plusieurs auteurs, il n’est pas rare que le processus vise en même temps plusieurs victimes. C’est alors souvent le cas d’une stratégie globale pour imposer de nouvelles méthodes de management, pour obtenir la démission de personnels dont les caractéristiques (par exemple, l’âge) ne correspondent pas aux « besoins » de l’entreprise. Il peut s’agir aussi d’un comportement individuel abusif de l’employeur. ».

Ces différents avis, qui ont présidé l’élaboration de la loi précitée, devaient donc être pris en compte pour déterminer les conditions de qualification du délit de harcèlement moral.

La Cour de cassation juge à ce titre de manière conforme à ces positions, que

« l’élément légal de l’infraction de harcèlement moral n’exige pas que les agissements répétés s’exercent à l’égard d’une victime déterminée ou dans le cadre de relations interpersonnelles entre leur auteur et la ou les victimes, pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail et aient été susceptibles de subir ou aient subi les conséquences visées à l’article 222-33-2 du Code pénal »

2. La mise en œuvre d’une politique d’entreprise
peut-elle constituer un acte positif de harcèlement moral ?

Les prévenus considéraient sur ce point qu’ils ne pouvaient leur être reprochés des faits de harcèlement moral dès lors que ces derniers devaient se caractériser par des « actes positifs accomplis par le prévenu et dirigés contre des salariés déterminés ».

La Cour de cassation rappelle tout d’abord que les juges du fond n’ont pas apprécié l’opportunité de la politique menée, l’opportunité de celle-ci n’entrant pas dans le champ de leurs compétences.

En revanche, les juges du fond ont constaté :

  • Le plan mis en œuvre était fondé sur une politique de déflation des effectifs et a eu pour objet une dégradation des conditions de travail afin de contraindre les salariés à la mobilité ou au départ,
  • Cette politique reposait sur la création d’un climat anxiogène concrétisée par 3 agissements spécifiques :
    • la pression donnée au contrôle des départs dans le suivi des effectifs à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique,
    • la prise en compte des départs dans la rémunération des membres de l’encadrement,
    • le conditionnement de la hiérarchie intermédiaire à la déflation des effectifs lors des formations dispensées,
  • l’annonce des suicides, notamment 4 en mai 2008, n’a pas empêché la poursuite du plan.

Reprenant ces différents constats, la Cour de cassation juge que ces faits

« étaient constitutifs d’une stratégie délibérée de harcèlement conçue au plus haut niveau de l’entreprise, dont le prévenu a assuré, par des actes positifs, la mise en œuvre, par la voie hiérarchique, au prix d’une dégradation assumée des conditions de travail de l’ensemble des agents ».

Ces actes positifs sont également démontrés par « la mise en œuvre de la politique d’entreprise définie au sein des instances dirigeantes de la société qu’il a revendiquée et dont il a veillé à la déclinaison dans les entités du groupe relevant de sa Direction ».

De ce fait, la Cour juge que

« les décisions prises par les prévenus ainsi que les propos publics qu’ils ont tenu au cours de la période de prévention qui démontraient une conduite du groupe dépassant les limites admissibles de leur pouvoir de direction et de contrôle respectifs étaient constitutifs d’un harcèlement moral institutionnel ».

3. Le harcèlement moral peut-il être retenu sans intention de nuire ?

Les prévenus considéraient que les faits de harcèlement moral ne pouvaient être retenus dès lors que l’intention de nuire n’était pas caractérisée.

Or, la Cour de cassation juge de longue date que la reconnaissance du harcèlement moral ne nécessite pas la démonstration d’une intention de nuire (Cass. soc. 28 janvier 2010, 08-42.616 ; Cass. crim. 19 juin 2018, 17-86.737).

En effet, la définition du harcèlement moral vise l’objet ou les effets des actes commis et non l’intention de son auteur.

Le harcèlement moral peut ainsi être retenu sans intention de nuire dès lors que les prévenus avaient connaissance des conséquences de leurs actes.

La Cour de cassation juge à ce titre que les prévenus

« avaient connaissance des effets négatifs du maintien de la méthode adoptée sur la santé des agents du groupe et sur leurs conditions de travail », de sorte que l’élément intentionnel était bien démontré.

La prévisibilité juridique ne peut être invoquée contre le harcèlement institutionnel

Au-delà de la contestation qui était faite au titre de la qualification juridique du harcèlement moral, les prévenus mettaient en avant le fait que cette nouvelle définition du harcèlement moral, le harcèlement moral institutionnel, ne pouvait leur être appliquée sans contredire le principe de prévisibilité juridique.

Ils se fondent à ce titre sur deux dispositions :

  • L’article 111-4 du Code pénal qui met en œuvre le principe de légalité des délits et des peines, ce qui fait obstacle à l’application extensive d’une incrimination à un accusé,
  • L’article 7 de la Convention Européenne des Droits de l’Hommes qui rappelle que « nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international ».

Cet argument n’est pas non retenu par la Cour de cassation.

En effet, la Cour rappelle que le harcèlement moral n’a jamais été conditionné à l’existence d’un rapport de travail direct et individualisé entre l’auteur du harcèlement et la personne se prétendant victime de celui-ci, pas plus qu’à l’identification d’un salarié déterminé visé par l’infraction.

En outre, et surtout, elle précise que le harcèlement moral institutionnel constitue en réalité une simple modalité du harcèlement moral.

Il s’agit ainsi de l’application des conditions classiques du harcèlement moral à une situation factuelle nouvelle et non d’une nouvelle définition du harcèlement moral.

De ce fait, le principe de prévisibilité juridique ne peut être invoqué pour contester la reconnaissance d’une situation de harcèlement moral institutionnelle et, par suite, sa responsabilité au titre de celle-ci.

SOCOS Avocats vous accompagne pour sécuriser vos pratiques et former vos équipes sur la prévention du harcèlement moral ou sexuel